Envie de distraction

Le mess était bondé, comme à son habitude. D’ailleurs, à bien y réfléchir, Lyan ne l’avait jamais vu autrement depuis qu’il avait été admis dans l’Ordre. C’était sans doute dû aux belles formes des serveuses, plus qu’à la qualité de la boisson. Quoique, en fait, ce n’était pas si mal comparé à d’autres endroits qu’il avait eu l’occasion de visiter : ici, au moins, le vin ne ressemblait pas à de la piquette, et le whisky était sans doute aussi vieux que lui.

Mais aujourd’hui _une fois n’est pas coutume, hein ?_, Lyan n’était pas ici pour boire, ni même s’amuser avec les serveuses. Enfin si, peut-être, une fois qu’il aurait fini sa lettre. Le dragonnier était ici parce qu’il avait envie de compagnie, de bruit, et le ronflement d’un dragon endormi n’était pas précisément le genre de bruit auquel il pensait. Il avait commencé à rédiger sa missive dans la stalle de Skadi, mais la dragonne s’était vite ennuyée de ne pas le voir bouger, et avait décidé de piquer un petit somme. Du coup, Lyan avait pris ses affaires et s’était interrogé un court moment avant de débarquer ici.

Vous me direz, un brouhaha tel qu’il en régnait ici n’est pas vraiment la meilleure façon de se concentrer. Erreur ! Lyan avait besoin de monde pour réfléchir, il ne supportait pas la solitude quand son cerveau tournait à plein régime. Et puis, le fait qu’il pourrait ensuite se détendre avec un bon verre n’était pas étranger à son choix de destination… Mais avant de penser au plaisir, il fallait revenir aux corvées. Le jeune homme s’était donné pour mission d’écrire à sa mère une fois par mois, et ce n’était pas chose aisée. Il ne savait jamais quoi lui dire, mais savait pertinemment qu’elle serait déçue s’il n’écrivait que trois mots. Et essayez de faire une page quand vous n’avez en tête que les mots : « Je vais très bien, et toi ? » !

Du coup, la tâche s’avérait ardue, et il n’avait aucune envie de la faire. Surtout que depuis quelques temps, sa mère s’était mise en tête de lui trouver une fiancée, ce qui ne l’arrangeait absolument pas. Il préférait passer son temps libre à chevaucher Skadi, à draguer ou à s’entraîner, mais absolument pas à sortir une demoiselle dont il se fichait comme de sa première dent de lait.

Des rires gras s’élevèrent dans un coin de la salle, et Lyan considéra d’un air malheureux son travail à peine commencé, et très loin d’être achevé. Mais la tentation était trop grande pour qu’il n’y succombe pas, et après tout, il avait d’autre chose à faire qu’à raconter sa vie à une mère qu’il ne voyait plus que de loin en loin. Observer les joueurs de cartes, par exemple.

Son fourbi rangé dans une sacoche en cuir, le dragonnier se leva et s’approcha de la table, où quelques membres de l’Ordre qu’il ne connaissait que de vue jouaient une partie acharnée. Il se serait bien mêlé à eux, mais il était fauché en ce moment, et se refusait à l’être encore plus. Il n’avait jamais été chanceux au jeu, mais comme disait le proverbe : « malheureux au jeu, heureux en amour ! ». Et de ce côté-là, il n’avait pas trop à se plaindre. Son statut de dragonnier exerçait une mystérieuse influence sur les demoiselles de tous milieux, et il était libre de choisir les plus jolies. Pas les dragonnières, il mettait un point d’honneur à ne pas tout mélanger. L’occasion s’était déjà présenté, n’allez pas croire que ce n’est pas le cas, mais il avait refusé : il s’amusait bien trop à papillonner à droite et à gauche pour s’attacher, et flirter avec une fille qu’il risquait de croiser à tout moment s’avérait trop compliqué pour lui. Enfin bref, après cette digression, je reviens à mon histoire.

Lyan était donc debout à côté de la table, observant d’un œil attentif, sinon connaisseur, la partie qui se déroulait devant lui. Elle devait avoir commencé depuis un bon bout de temps, et les mises sur la table étaient importantes. Beaucoup d’argent s’étalait devant lui, et il se demanda si les joueurs avaient conscience de flamber une telle somme. Les gens étaient vraiment étranges, et stupides, de gâcher leur temps, leur argent et leur santé en s’esquintant les yeux sur un jeu de cartes.

D’un air blasé, le jeune homme haussa les épaules et s’éloigna de la table, jugeant que cela ne valait pas la peine de mériter son attention. Sa lettre complètement oubliée, il s’installa au comptoir et reluqua quelques instants la serveuse, avant de lui commander un whisky d’un air charmeur. Bon, son charme n’avait guère d’effet sur la jeune femme qui commençait à bien le connaître, mais elle lui répondit d’un clin d’œil et d’un charmant sourire, et Lyan jugea que cela suffisait à son bonheur. La boisson commandée arriva rapidement, et le jeune dragonnier plongea ses lèvres dedans, savourant avec délice la sensation brûlante du whisky descendant le long de son gosier. Se tournant à demi sur son siège, son verre à la main, il contempla la salle bruyante, cherchant des yeux une proie à se mettre sous la dent. Après tout, il était là pour s’amuser et se détendre, non ? Et la compagnie d’une jolie fille l’y aiderait sûrement^^.

Une jolie fille ? Pourquoi pas… En tout cas, ce ne serait certainement pas à la serveuse de remplir ce rôle. En guerre ouverte contre cette dernière depuis sa dernière visite, Even s’était repliée dans un coin de la pièce et avait demandé à des dragonniers de sa connaissance de commander pour elle quelques verres, sûre que si elle l’avait fait elle-même ils auraient été empoisonnés. Cette petite colombe déchue était extrêmement déçue de l’issue de la bataille de la nuit dernière, qu’elle avait évidemment perdu. Pour le lit d’un homme… Bien sûr, contre Even, tout combat de ce genre était perdu d’avance. Les femmes étaient pourtant toutes prévenues, Even s’était étonnée de la voir s’entêter jusqu’au bout. Bah, cela n’avait fait qu’augmenter le plaisir de la victoire… Tellement facile.

Mais ce soir, la dragonnière n’était pas en chasse. Enfin, presque pas. Logiquement, non. Ses yeux restaient concentrés sur son verre de liqueur de fraise, sucrée à souhait. Le genre de boisson que vous devez faire durer pour que ça vaille le coup… Cul sec, et c’est gâcher le goût ! Habituée à boire cela presque à chacune de ses excursions au mess, la jeune femme sirotait son verre d’un air absent. La soirée venait de débuter, elle n’en avait pas encore assez dans le sang pour faire la folle. Au contraire, elle était ainsi bien ouverte à tout ce qui l’entourait et ses yeux finirent par faire la même chose que ses oreilles : se connecter à l’ambiance. On était bien seul, avec pour unique compagnie un verre à moitié vide. Un groupe de joyeux joueurs de cartes attira son attention. Encore des pauvres type qui rentreraient sans un rond chez eux ce soir là… C’était leur affaire, après tout. Les spectateurs étaient nombreux à se presser autour de la table, mais l’un d’eux capta le regard d’Even. C’était Lyan, le fameux Casanova de l’Ordre. Un sacré fripon…

Que faisait-il donc ici ? Even était bien placée pour savoir qu’il se refusait aux jeunes dragonnières, se réservant les autres filles de la ville. Alors, pourquoi ne batifolait-il pas avec l’une d’entre elle au lieu de se terrer dans un coin exclusivement fréquenté par les membres de l’ordre ? Intriguée, la dragonnière le suivit du regard jusqu’au bar, où il commanda quelque chose à LA serveuse. Ce soir là, elle était encore de service, mais cette fois aidée de deux amies à elle, plus là pour décorer que pour être utiles. Sûrement pour se protéger d’Even… Haha, petite garce, ce n’étaient pas deux frêles catins aussi blondes que toi qui te sauveraient des mains de La Dragonne si jamais elle avait envie de venir les serrer autour de ton joli cou… ! M’enfin, pour le moment Even ne pensait pas vraiment à ça. Elle fixait plutôt le jeune Lyan, qui venait de sourire avec un certain charme à ladite garce. Il fallait intervenir, au moins pour le tirer des serres de ce corbeau déguisé en colombe. Féline, elle se déplaça entre les tables de la pièce et finit par se retrouver près de lui.

-Lyan Halek ! Envie d’une catin ce soir, à ce que je vois. Laissez moi vous confier que celle-ci – elle désigna vaguement la serveuse avec une certaine impolitesse et une indifférence méprisante – est de très mauvaise qualité, certains de mes amis me l’ont certifié. Et les deux autres sont à peine mieux… Celles du Pigeonnier d’Or sont bien plus qualifiées pour ce genre de choses, et bien plus jolies aussi !

Son rire cristallin résonna dans la joyeuse taverne, levant le nez des ivrognes qui cherchèrent aussitôt des yeux l’agréable silhouette de la jeune femme. Cette dernière savait très bien qu’il était très impoli de s’adresser de cette manière à quelqu’un que l’on connaissait à peine, qui ne vous avait rien demandé et qui souhait de toute évidence agir comme il l’entendait. Cependant, Even avait-elle la réputation de quelqu’un de poli, au demeurant ? Non, bien sûr, sa réputation était celle d’une croqueuse d’hommes invétérée doublée de celle d’une insaisissable personne. Comment cela était-il possible ? Tout simplement parce qu’on lui plaisait, ou on ne lui plaisait pas. C’était elle qui vous choisissait, pas le contraire – et fort heureusement parce qu’elle aurait passé sa vie au lit si cela avait été le cas ! Certes, Lyan était mignon, attirant et tout le blabla… Seulement, ce soir, Even ne voulait pas lui plaire, elle en avait un autre bien plus mignon et attirant à ses yeux entre les griffes, et il était hors de question d’aller batifoler avec quelqu’un d’autre alors qu’elle attendait avec impatience le moment où elle le reverrait enfin. Cette soirée avait pour but, en fait, de faire passer le temps plus vite, et éventuellement s’amuser à faire enrager une nouvelle fois la serveuse – sport qui commençait à lui plaire particulièrement. Huhu ! La blondasse était effectivement enragée, à ce que Even pouvait voir, bien à l’abris derrière le comptoir. Les pensées de l’employée devaient sans doute être très haineuses à l’égard de la dragonnière et de toute évidence très impolies aussi. Se laisserait-elle avoir une nouvelle fois à ce petit jeu ? Si les cartes avaient été les mêmes, sans aucun doute. Mais ce qu’elle ne pouvait savoir, c’est que les règles avaient changé : personne n’aurait le plaisir de partager le lit d’Even ce soir là, et elle se montrerait inflexible là-dessus. M’enfin, il n’était pas interdit de lui faire croire le contraire, hein ? Pour cela, la jeune femme se fendit d’un large sourire à l’égard de Lyan.

-Si cela vous intéresse, bien sûr. Mais je suis certaine que ces informations de sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd… A moins que vous ne soyez mieux informé que moi à ce sujet ? Remarque le cas contraire serait douteux : j'aime les hommes, pas les femmes insipides incapables du moindre effort autre que celui du lit. Ni les femmes tout court d'ailleurs... Dommage pour elles, n'est-ce pas ?

Il pouvait la remettre à sa place d’une remarque bien sentie, il pouvait sans doute aussi l’ignorer et partir voir ailleurs si les emmerdeuses étaient moins nombreuses. Aucune importance… Le fameux rire d’Even retentirait une nouvelle fois et elle trouverait un nouveau moyen de tourmenter la serveuse, pas d’inquiétude.

Lyan n’avait pas aperçu la jeune femme, trop occupé à observer, sans vraiment s’en cacher, la serveuse qui lui tournait le dos. Il ignorait totalement le différend qui opposait Even à la jeune femme, et à la limite, ce n’était pas ses affaires. Pour l’instant, il se contentait de profiter de la vue qui s’offrait à lui, c’est-à-dire deux serveuses qui faisaient plus office de potiches que de serveuses, si on y réfléchissait bien. Il allait se pencher pour en inviter une à s’approcher quand un soudain mouvement à ses côtés attira son attention : il se tourna à temps pour se retrouver face à Even qui s’était approché sans bruit. Depuis combien de temps était-elle là ? Se demanda-t-il, pas le moins du monde inquiet qu’elle l’ai vu jouer aux dragueurs, mais par simple dépit.

Il se faisait un plaisir de lister les jolies filles quand il entrait dans une pièce, et assurément, la jeune dragonnière en faisait partie. Grande, svelte, irradiant la joie de vivre, elle était tout à fait son type… si on omettait qu’elle était petit 1 : dragonnière et petit 2 : commandant d’expédition. Beaucoup trop de sujets de complications pour Lyan, qui préférait la drague plus simple, genre les serveuses. Mais apparemment, Even avait une autre idée sur la question, car c’est avec une voie joyeuse qu’elle le mit en garde contre le fait qu’il risquait d’être bien déçu de son choix. Il appréciait l’attention, et le fit savoir en répondant d’un ton enjoué à la jeune femme, tout en haussant les épaules.

On s’amuse comme on peut, que voulez-vous. Et je déteste être seul, seule la compagnie d’une jeune dame peut me dérider. Et ce soir, je suis servi.

Ajouta-t-il en lui faisant un petit clin d’œil. Mais aucune ambiguïté, attention ! Lyan était comme ça, il ne pouvait s’empêcher de se montrer charmeur, même si le panneau « Pas touche » était apposé en lettres clignotantes au-dessus de la tête de la dragonnière. Mais ceux qui le connaissaient, même très peu, finissaient par ne plus y prendre garde.

Le Pigeonnier d’Or, vous dites ? C’est vrai que la qualité est meilleure, mais à l’origine, je n’étais pas venu pour ça.

Il montra sa pochette d’un air excédé.

J’étais venu pour travailler, mais je me suis dit qu’un peu d’amusement ne me ferait pas de mal. Et c’est toujours plus amusant de draguer une demoiselle que de regarder des hommes éméchés se battre pour un as de cœur, non ? Mais je ne pensais pas avoir le plaisir d’une telle compagnie.

Répliqua-t-il en dardant sur elle un regard perçant, un éclat de gaieté pétillants dans ses yeux bruns. Ignorant le jeu qui se jouait entre les deux demoiselles, et inconscient qu’il en était le prétexte, il indiqua d’un signe de tête à Even qu’il la remerciait pour ce conseil. C’est vrai, il aurait pu l’ignorer, ou même la prier de se mêler de ce qui la regardait, mais une chose est sûre, il n’avait jamais eu la force de rejeter les conseils d’une demoiselle dotée d’un si charmant sourire. Ca aurait été un sacrilège, une véritable offense pour le dragueur qu’il était. Et puis, la serveuse du mess ne l’intéressait pas plus que ça, il ne demandait rien d’autre que de plaisanter un peu… une nuit avec elle aurait été un bonus, c’est certain, mais il n’était à l’origine pas là pour ça.

C’est vraiment dommage, en effet. Enfin, je suppose que la gent masculine y gagne au change. Mais en tout cas, merci de l’info… et de votre compagnie. Je dois avouer qu’elle est infiniment plus agréable que celle d’une serveuse de bas étage. Je peux vous offrir un verre, en remerciement ? Je déteste devoir quelque chose, et je vous suis reconnaissant de m’avoir évité de passer une bien mauvaise soirée.

Il observa le regard torve de la serveuse qui, bien loin de se douter qu’il l’observait, jetait à Even un regard haineux. Lyan eut un léger sourire, devinant qu’il devait y avoir quelque chose entre les deux jeunes femmes, même s’il aurait été bien en peine de deviner quoi. Il se pencha vers Even, jusqu’à frôler sa chevelure noire, et lui chuchota à l’oreille.

En tout bien tout honneur, bien entendu. Mais j’ignore pourquoi, la serveuse semble s’imaginer le contraire. Vous lui avez fait quoi ? Enfin, si ce n’est pas trop indiscret, bien entendu. Nous pourrions parler de ça autour d’un verre… et je vous promets de le goûter avant, elle est bien capable de mettre du poison dedans. Je dois avouer que je suis très curieux de savoir ce que vous lui avez fait pour la mettre dans un tel état.

Avoua-t-il en se redressant, les lèvres étirées en un sourire charmeur. Il ignorait si Even accepterait sa proposition, mais il n’avait décidemment pas envie de passer la soirée seul. Si elle refusait, il suivrait peut-être son conseil d’aller au Pigeonnier d’Or, mais à choisir, il préférait passer une soirée calme. Il devait s’entraîner avec un ami demain, et se coucher aux aurores n’était pas indiqué si on voulait avoir plus de deux heures de sommeil.

» Par envie... (PV)